Sur la nécessité de l'esprit transdisciplinaire dans le monde


La "transdisciplinarité" essaie de se frayer un chemin dans notre société dite moderne.

C'est une posture intellectuelle qui consiste à considérer le flot d'informations traversant "par et au-delà" les domaines de connaissances formant un ensemble complexe. La définition sera détaillée plus loin.


Du temps de la Grèce antique


Pythagore


   Nombre de savants de la Grèce antique pensaient de manière transdisciplinaire, c'est-à-dire qu'ils ne séparaient pas les domaines de pensée comme on découperait une âme en plusieurs parties distinctes. Ils n'avaient pas pour objectif de se spécialiser dans une seule matière et de négliger le reste de l'ensemble de la réalité dynamique des connaissances.

Ces chercheurs alimentaient des questionnements autour des mystères de l'existence, de la nature et de l'origine des choses, à savoir le cosmos, la matière, les forces physiques ou motrices, les proportions, la conscience, l'âme, l'invisible. Cette propension spirituelle aidait certainement ces chercheurs à être sur des plans de perception plus élevés, pour ainsi dire.

Il est intéressant, par ailleurs, de savoir que le mot cosmos vient du grec ancien κόσμος, kósmos, signifiant "monde, ordre, bon ordre". L'ordre du cosmos a toujours animé des débats, des réflexions personnelles, une contemplation qui ne fatigue jamais, un sentiment intime pour le Beau et le Vrai. Platon est souvent cité à ce propos.

Ces chercheurs ont manifestement éprouvé une curiosité insatiable, voués à une recherche personnelle et autonome qui s'aventure vers l'inconnu, marchant seuls dans l'obscurité, courageusement, sans savoir ce qu'ils allaient y trouver. L'intuition, l'observation et la propension à vouloir savoir de quoi la vie est faite, jusqu'à son univers tout entier, éveille le chercheur, l'inspire, le rend plus sensible au « kósmos ».

Ces chercheurs pouvaient aussi bien être qualifiés d’astronomes que de mathématiciens, géomètres, physiciens, philosophes, métaphysiciens, politologues, géographes, etc. Ce n'était pas un problème. Pour ne citer que quelques exemples, il y avait Pythagore, Thalès, Démocrite, Parménide, Héraclite, Hipparques. Avaient-ils besoin de se donner une étiquette ? Qui en a besoin ?

Je ne voudrais pas avoir la prétention de les qualifier de transdisciplinaires à leur place mais il semble bien qu'ils avaient ce genre de facilité et que la mentalité de leur époque le permettait amplement. Il était aisé de penser à la fois à l'âme, à Dieu, au cosmos, à l'atome, à la structure de la matière, à la géométrie, au spatio-temporel, aux liens ontologiques, aux problèmes épistémologiques, etc.


Il est à préciser que l'utilisation de plusieurs disciplines de connaissances n'aboutit pas nécessairement à la transdisciplinarité. La pratique de plus d'une spécialité est souvent de la pluridisciplinarité. Il reste aussi à faire la différence avec l'interdisciplinarité. Cette dernière correspond au croisement de plusieurs disciplines dans le traitement d'un problème. Dans ce cas, il s'agit le plus souvent de travail d'équipe. Cela dit, ce cadre est bel est bien disciplinaire. La transdisciplinarité, elle, traite l'information au-delà du contexte disciplinaire. C'est hors frontières.

Le transdisciplinaire essaie de penser en dehors de sa spécialité, non pas en tant que physicien, non pas en tant qu'économiste, mais en tant qu'être vivant et être de raison. Il y a certainement une dimension spirituelle là-dessous. C'était assez typique des philosophes Grecs de croire en une vie spirituelle, à vrai dire, voire en une source divine. Cependant, du temps de la Grèce Antique le mot transdisciplinarité n'existait pas.


Nous pouvons aussi admettre que les transdisciplinaires ont toujours existé, dans toutes les cultures et à toutes les époques, et qu’ils existeront toujours. Ce qui a pu manquer à certains, dans le passé comme aujourd'hui, c’est l’opportunité de se concentrer sur l’étude et d’explorer leurs intuitions. Ils avaient intérêt d’aller travailler dans les champs ou à l’usine. Le reste (la réflexion profonde) avait des chances d’être ridiculisé. Des privilégiés s’en sortent mieux. Une histoire de hasard, de milieu ambiant, de rang social, de société environnante, etc.



La transdisciplinarité est-elle connue aujourd'hui?


  Dans la culture occidentale moderne, la transdisciplinarité est simplement plus discrète chez l'individu. L'esprit transdisciplinaire se cache le plus souvent derrière une étiquette où s'inscrit une spécialité diplômante qui donne du crédit et du sérieux à la personne pour sa compétence. Mais la spécialité n'oblige pas l'individu à penser à l'intérieur des frontières de sa discipline.

Des conférences, groupes de réflexion, publications, expérimentations, se multiplient en matière de transdisciplinarité dans le monde.

Le progrès peut sembler lent, mais il est bien enclenché.

Le système éducatif essaie d’intégrer des activités "transversales" dans certains établissements pour essayer d’être transdisciplinaires. Je doute que ce soit la voie. La transversalité a cependant permis aux élèves d’apprendre plusieurs choses sur un seul et même projet. Par exemple, être noté pour un devoir de français qui traite d’un sujet de géographie. Ou connaître un ouvrage de littérature via l’activité théâtrale.

Qu’est-ce qui résulte de cette expérience ? L’interrogation demeure. Peut-être plus de divertissement dans l’apprentissage. La certitude que nous avons, à ce jour, est la relaxation pédagogique qui produit des retards scolaires depuis quelques années. En France, l’orthographe, la grammaire française et le calcul mental ne sont plus acquis à la sortie du lycée. Les français parlent mal leur propre langue et la trouvent trop difficile à écrire. Quant à des calculs de la vie courante, le téléphone portable règle désormais les problèmes. Bref, fermons cette parenthèse.


Qui sont les transdisciplinaires actifs et connus de nos jours ? Qui peuvent être les modèles d’esprit transdisciplinaire ?

Nous les connaissons pour avoir plusieurs casquettes. Souvent ces personnalités se réclament d’aucune spécialité, alors même qu’elles ont un ou deux diplômes honorables.

Les casquettes se mélangent donc. Économie, mathématiques, biologie, écologie, médecine, physique nucléaire, astrophysique, cosmologie, métaphysique, philosophie, poésie, art, composition musicale, etc.. Je citerai quelques exemples de personnalités marquées par cette particularité, d'après mes recherches et lectures : Basarab Nicolescu, Jean Staune, Aurélien Barrau, Edgar Morin, Trinh Xuan Thuan, Jean-Pierre Luminet, Albert Jacquard, Hubert Reeves, Rupert Sheldrake, Yuval Noah Harari. Et beaucoup d'autres encore, connus ou anonymes. Peut-être votre voisin, votre cousine, vous-même.


Il est possible que quelques-unes d’entre les personnalités citées ne se réclament pas de la transdisciplinarité. Peut-être sera-ce une faute que de les nommer, mais toutes ces personnalités méritent grandement d’être lues et entendues. Leurs travaux sont particulièrement éclairés et leur impact pédagogique est respectable.



Origine et définition de la transdisciplinarité


  Ce terme, introduit par Jean Piaget en 1970, signifie par étymologie « ce qui passe à travers et au-delà » (trans) des disciplines, ces dernières provenant du terme latin « discipulus » signifiant « élève, en qualité de personne consacrée à un apprentissage ».

La transdisciplinarité est généralement vue comme une posture intellectuelle de la quête de compréhension du monde complexe. C’est le lien entre tout qui inspire le chercheur. Or le lien semble être quelque peu a-temporel.


Nous pouvons considérer au moins six principes concernant la transdisciplinarité :

1- Tout, absolument tout est relié, communiquant.

2- La Réalité n'est pas morcelée dans des zones isolées les unes des autres.

3- Le système est complexe : les niveaux d'informations sont à la fois dynamiques, en mouvement permanent, en interdépendance avec d'autres niveaux d'informations dynamiques.

4- En conséquence du troisième point, le tout complexe est un système ouvert.

5- Considérant les quatre principes précédents, l'humain est inclus dans l'ensemble interdépendant informationnel dynamique et ouvert.

6- Le tout est traversé par un « flot » branché sur toutes les strates informationnelles. Ce « flot » est appelé « tiers-inclus » par Basarab Nicolescu, inspiré par les travaux de Stéphane Lupasco.


À partir de ces principes, nous comprenons que connaître plus ou moins une sphère d'information puis une autre puis une autre, cela ne permet jamais d'arriver à la maîtrise d'une problématique complexe, d'où une bonne part d'ignorance dans les décisions que nous prenons, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie personnelle. N'oublions pas que les sphères d'informations sont dynamiques et non statiques, et qu'elles font partie du tout interdépendant. L'individu, aussi doué puisse-t-il être, ne peut pas connaître l'intégralité d'un problème complexe par le biais disciplinaire au sens restreint du terme, c'est-à-dire à l'intérieur d'une case. Il y a toujours des parties qu'on ignore, d'autant plus que l'information est dynamique et évolutive, je le répète. Il sera intéressant d’alimenter cette étude par les théories du mathématicien et logicien Kurt Gödel sur la méta-pensée, la méta-mathématique et notamment les théorèmes d’incomplétude qui ont révolutionné le monde de la pensée.


Si le plus performant des esprits ne peut maîtriser la compréhension d'un problème complexe global, le « tiers-inclus » est supposé « connaître » tous les liens de l’ensemble complexe. Nous supposons que le tiers-inclus « traverse » le tout dynamique. Il serait donc la clef d'une approche plus ancrée dans la Réalité. Ce serait là, peut-être, une voie nommée « hyper-réalisme ». Tel apprentissage passe d’abord par l’oubli des frontières, des cloisonnements identitaires, des points de vue trop personnels (projection de sa propre limite), des attachements. Alors serons-nous capables de demander à la Réalité qu’elle parle pour elle-même, de sa propre relativité. Einstein disait qu’il fallait savoir questionner l’univers.


Représentation symbolique de la complexité connective (Lynn Sylvie de Curral)




La relativité et le goût du vrai

  La relativité est mal comprise dans nos sociétés. Une certaine médiocrité ambiante a véhiculé l’idée selon laquelle chacun se fait l’idée qu’il veut du monde, quitte à croire, par exemple, que la Terre est un disque plat. Des esprits peu qualifiés, n’ayant jamais vraiment réfléchi, prônent en moins de deux minutes une pensée d’expert en n’importe quel sujet, y compris sur l’origine de l’Univers ou bien des maladies qui font la une des médias. C’est digne des conversations de comptoir.

L’honnêteté intellectuelle a du mal à se faire une place. Il semble que l’ignorance soit plus facile, voire plus maligne et agressive. Celle-ci prend volontiers des airs de savoir absolu.

La sagesse et la Raison, elles, se trouvent du côté de ceux et de celles qui se sentent moins sûrs. Ce sont des chercheurs qui continuent toujours de chercher, même après avoir soulevé un bout de voile. Pour eux, rien n’est acquis devant l’infini de la vie.

La relativité, ils la connaissent. Elle est propre à l’objet de l’étude. Il s’agit donc de savoir questionner un référentiel pour en connaître sa propre vérité relative. Pouvons-nous le faire en écartant au maximum notre pensée limitée et notre point de vue personnel ? Question intéressante. Elle mérite d’être incluse aux sujets de philosophie et, pourquoi pas, de psychosociologie.

Soyons prudents, soyons chercheurs. Méfions-nous de nos attachements, conditionnements, intérêts personnels, projections mentales et psychologiques. Ce sont autant de biais qui nous aveuglent. De plus, les apparences peuvent être trompeuses. En astrophysique, nous avons par exemple les lentilles gravitationnelles qui causent la déformation de l’espace-temps des objets observés dans le cosmos.


Au-delà d’un biais personnel, il y a le risque des interprétations et de la construction d’idéologies, comme c’est le cas des superstitions que des gens s’empressent d’adopter et de défendre comme faisant désormais leur fierté et leur identité. Nous sommes loin d’être débarrassés de l’obscurantisme. Les doctrines ne sont pas claires, les gens le savent, cependant ils renoncent à leur esprit critique et à la pensée rationnelle. C’est l’ « émotionnalisme » qui l’emporte pour créer du lien et du sens. Cette ruée sur le groupe identitaire, c’est souvent la même chose avec les partis politiques, entre autres.


Bienvenus donc chez les Homo sapiens ! Imaginons-nous à la place d’un individu extérieur au monde humain. Par exemple un extra-terrestre qui nous étudie. À sa place, nous observerions certainement que beaucoup d’êtres humains sont désespérés, dans le fond. Faire face au vide de l’existence précipite effectivement les humains dans toutes sortes de drôleries. C’est en quelque sorte l’évitement du vide, coûte que coûte, quitte à créer du lien via l’illusoire. Heureusement, on est toujours à temps de changer.

Pour ceux et celles qui veulent bien s’arrêter et regarder le vide dans les yeux, l’honnêteté intellectuelle est plus aisée et la quête de vérité tout à fait possible. Quelle vérité ? Ils ne savent pas puisqu’ils la cherchent. Mais ils cherchent jusqu’à trouver. Ainsi l’esprit évolue, approfondit le sens et rencontre des liens.

Le chercheur aime le vrai. C’est juste une histoire de « goût du vrai », lequel est une affaire de gratuité. Soit on aime, soit on n’aime pas. Les goûts ne se discutent pas, dit-on. Le vrai, on le cherche, même si l’on ne gagne rien avec. C’est donc plus évident si l’on est détaché du résultat ou d’une quelconque rentabilité, et si l’on considère la relativité du « vrai de chez lui » et non de chez l’observateur limité que l’on est. Autrement dit, le vrai d’un système est du côté du système lui-même. Ce principe de logique est évident, cependant il n’est pas tellement enseigné à l’école.


Relativité, sens de la recherche, goût du vrai, détachement de son propre point de vue, ce sont des postures qui participent grandement à l’attitude transdisciplinaire.



L’impact sur les décisions

De l'attitude transdisciplinaire émaneraient des décisions plus lucides et réalistes car beaucoup moins dépendantes des frontières de spécialisation ou d’identité. Les frontières peuvent nous empêcher d’avoir un regard plus profond sur le champ dynamique des connaissances.

Le partage et la coopération sont souhaitables. Le jeu gagnant-gagnant.

Dans la manière de gérer des pays et de traiter la planète, il faudrait changer de mentalité. Or les humains sont prêts à changer de paradigme quand ils sont forcés par des conditions extrêmes. En attendant, nous faisons ce que nous pouvons à petite échelle, même minuscule et presque insignifiante.

La racine plus profonde de nos manques d’intelligence est surtout la recherche de gloire personnelle, la formule « je veux je veux » au détriment des autres et du bien commun. La peur de perdre diminue considérablement nos chances de prendre des décisions publiques ou privées de manière intelligente. Par notre culture, nous avons trop appris à être très attachés au résultat et à la compétition.



La fragmentation, le biais, le zapping, le jugement superficiel

Nous sommes entraînés à avoir une pensée fragmentée. Nous faisons du zapping, avec les choses, avec les gens, nous survolons les sujets. Même l’écoute de la personne est biaisée, limitée, cloisonnée. On apprécie un individu selon l’étiquette. Nous avons besoin de le mettre dans une case assez vite. C’est un raccourci mental pour pouvoir un peu situer la personne. C'est comme l'opinion, elle est souvent trop facile et ne relève pas d'une quête de compréhension.

Nos jugeons souvent les situations de manière superficielle, biaisée, rapportée à nos intérêts personnels bien plus qu'à la Réalité elle-même. Nous sommes entraînés à apprendre dans des boîtes séparées, l'une après l'autre, sans comprendre les liens, ni l’origine de la connaissance, ni sa raison d’être.

Comment donc comprendre le principe de la transdisciplinarité ?


Nous pouvons bien avouer que nous aurons toujours des points de vue conditionnés et des biais de perception, ne serait-ce qu’un peu. Il est difficile de les réduire à néant. Cela dépendrait de l’évolution de chaque individu. Cependant il est franchement souhaitable d’atténuer au maximum les désirs personnels au profit d'une plus grande appréciation de ce qui est. Quelques personnes y parviennent, d’où leur lucidité et leur sentiment universel bien connus. Il y avait par exemple Mohandas Gandhi et Jiddu Krishnamurti, des pointures de lucidité.


Avec une telle approche, les décisions politiques, entrepreneuriales, le système éducatif, l’appréciation de la biosphère, seraient certainement différents...



Héritage de Basarab Nicolescu

Dès lors qu'on évoque ce sujet, ce n'est pas sans le nom de Basarab Nicolescu. C'est en tombant sur l'un de ses ouvrages par hasard chez un éditeur que j'ai fait des recherches à son sujet et que j'ai été initiée aux travaux sur la logique du tiers-inclus et la transdisciplinarité. Je me suis passionnée pour ce thème parce que j'avais les mêmes convictions.

Basarab Nicolescu est précurseur de la communication de la Transdisciplinarité et du Tiers-Inclus, à la suite de Stéphane Lupasco.

Physicien franco-roumain, fondateur du CIRET (International Center for Transdisciplinary Research) à Paris, B. Nicolescu occupe une chaire à l'Académie des Sciences en Roumanie. Depuis plusieurs décennies, il œuvre à l'introduction de l'approche transdisciplinaire dans le monde, notamment dans le milieu éducatif et universitaire. Basarab Nicolescu fait connaître au public cette posture intellectuelle selon laquelle on peut approcher un système complexe de niveaux intriqués d'informations avec la logique du tiers-inclus.


On peut trouver son manifeste de la Transdisciplinarité ici (éditions du Rocher, 1996) :

https://basarab-nicolescu.fr/BOOKS/TDRocher.pdf


"La transdisciplinarité est menacée de mort précoce : devenir, elle aussi, une discipline." Citation de Basarab Nicolescu



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Document rédigé par Lynn Sylvie de Curral, 2020



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