24 Novembre 2024
Le présent article est un partage de mon expérience dans l'enseignement. J'étends ensuite ma réflexion sur l'aspect plus général de l'importance de la philosophie dans la vie humaine.
Initier des élèves est parfois un défi et cela ne marche pas toujours. Certains élèves éprouvent un intérêt égal à zéro en matière de réflexions philosophiques.
Par exemple, quand le sujet proposé est à propos du bonheur, certains élèves traitent le sujet en une ou deux lignes : "le bonheur c'est quand on peut s'acheter ce qu'on veut".
On ne peut pas leur en vouloir quand ils n'adhérent pas à cette matière. Alors il faut viser l'objectif "note/20", sans la richesse de la philosophie. Mais cela pose problème. Sans philosopher, comment construit-on un argumentaire philosophique ? Je compte alors sur le simple commentaire de texte puisqu'il s'agit davantage d'analyse que de développements personnels avec références à l'appui, comme ceci est le principe de la dissertation.
Heureusement, je leur fais découvrir une méthode pragmatique.
Ceci dit, ce qui m'intéresse est d'appliquer l'art du pédagogue en encourageant les élèves à toujours chercher par eux-mêmes les vérités émises par leur conscience, en articulant l'esprit critique et la libération de l'imagination, souvent entravée, nous le savons. Car beaucoup de barrières normatives poussent les jeunes élèves à prendre place dans la société d'une manière précise et normée : en tant que consommateurs. Ils ne sont pas tellement préparés à devenir des penseurs, à moins d'être préparés dans les écoles d'élite auxquelles tout le monde n'a pas accès.
Ainsi l'idéal, pour développer la Raison, la curiosité, l'observation, l'esprit critique, c'est d'instaurer la philosophie dès l'âge de 8 ans. Poser des questions et laisser aux enfants la liberté de chercher et de répondre, c'est d'un plus grand bénéfice que l'application d'un programme de lecture de textes. C'est aussi l'occasion d'apprendre à écouter les autres, d'où l'effort de mise sous silence de ses propres réactions. Ceci est généralement difficile dans un monde dit moderne où l'on sent qu'il faille aller vite, parler vite, parce qu'on n'a pas le temps de bien écouter ou d'être écouté par autrui. Un monde où l'on manquera d'attention, se coupant sans cesse la parole... Nous ne savons même pas placer un petit temps de silence avant de réfléchir pour prendre ensuite la parole lors d'un temps de partage. Le temps de parole est pourtant précieux. Il est comparable à une Table Ronde, à l'image de la légende du roi Arthur et de ses chevaliers, réunis autour d'un feu posé sur la table. La table est ronde, personne n'est en position de domination, les participants sont comme des frères, et ils apprennent à ne pas faire étalage de leurs petites opinions comme des fanfarons le feraient. Or il est vrai que nous sommes parfois fanfarons en étalant le peu qu'on sait, quitte à inventer, pour se donner de l'importance ou pour se croire infaillible. Cela fait du bien à l'ego de temps en temps. Mais l'intégrité de l'âme est diminuée, comme une table qui n'est plus si ronde... Elle a des parties cassées.
Toute cette réflexion est utile pour tout individu, bien que je l'eusse d'abord voulue pour les élèves en philosophie.
Philosopher, c'est historiquement la base de la connaissance, notamment la science et ses articulations. Ensuite viennent les mathématiques, la géométrie, la médecine, l'astronomie, la cosmologie, etc. Les fameux penseurs de la Grèce Antique en sont l'illustration. Par exemple Pythagore, Thalès de Millet, Socrate, Parménide, Démocrite, Héraclite, Hipparque et beaucoup d'autres. À partir des questionnements ontologiques et métaphysiques, la pensée se liait à un monde plus ou moins vaste qui s'intéresse aux proportions étonnantes de la vie et de l'Univers. Qu'est-ce que la vie ? A-t-elle un sens ? Pourquoi l'existence ? D'où vient-elle ? Quelle est la place de l'Homme ? Comment le Vivant se forme et fonctionne ? Les espèces évoluent-elles et sous quel principe ? Quels principes universels observons-nous ? Comment être éclairés ?
Si aucune de ces questions essentielles ne parvient à faire l'objet d'études personnelles, parce que la société est faite pour la consommation euphorique et souvent inutile, c'est dommage cependant de rater la cible : initier les jeunes à des réflexions bien plus grandes et nobles que l'achat du dernier iPhone ou de vêtements de marque. Ces derniers sujets, pardonnez-moi, sont d'une nullité sans nom qui ravage les consciences et ils ne donnent aucune profondeur d'esprit. Et ne parlons pas du pouvoir anesthésiant de la télé et des autres écrans...
Peut-on rêver d'une civilisation où la politique devient le fait d'un peuple qui se responsabilise en ayant d'abord pris les armes de la Raison et de la Sagesse ? Ces dernières ne peuvent pas tout à fait s'ériger si les formations donnent trop peu de place à la recherche et à l'observation personnelle, et ce, depuis l'enfance. J'aime rêver à la possibilité d'une civilisation de Raison et de Sagesse. On ne prétendra jamais être humble, parfait, maîtrisé ou sage, mais on peut apprendre à élever sa conscience vers la beauté ineffable de la vie sur toutes ses coutures, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Alors l'ordre fait surface. Bien entendu, des moments de désordre surviennent, alors on cherchera toujours à passer d'un désordre à un ordre.
Ainsi, pour revenir à l'année de philosophie qui surgit soudainement en phase terminale de l'école, la note obtenue à l'examen ne peut être l'objet principal de la quête. Je souhaite encourager les enfants et adolescents à préserver la curiosité innocente et gratuite qui s'étonne devant le ciel nocturne étoilé, ou bien devant un arbre qui pousse à partir d'une graine extrêmement petite, par exemple. Ou encore devant le geste généreux de celui qui a tendu à un plus malheureux que soi la main avec un sourire, en lui demandant son prénom et en le remerciant pour sa présence.
Il m'arrive de passer ce message aux élèves. Le professeur a un rôle éducateur.
Ils savent aussi que je n'ai aucune tolérance pour les comportements de maltraitance sous prétexte que quelqu'un qui est plus petit, faible, malade, soi-disant bizarre, mérite d'être un souffre douleur ou un "punching ball".
Philosopher joue un grand rôle dans l'apprentissage du respect de la vie, de soi et des autres. Alors il faut instaurer cette activité de réflexion beaucoup plus tôt ! Ce n'est pas réservé à la pratique intellectuelle. Observer la vie peut être également le fruit d'une philosophie plus pragmatique, à l'air libre, en contact avec la Nature.
Cet idéal contrarie cependant l'idéologie consumériste. A-t-on envie de contrer le consumérisme imbécile et la propagande de masse qui assombrit peu à peu le regard des enfants et adolescents qui apprennent trop vite et intensément le verbe "vouloir"? Je parle ici d'un vouloir capricieux et enfantin. Ce verbe devient un leitmotiv banalisé et normalisé, et il engendre le caprice et le narcissisme.
Au contraire, j'encouragerai toujours les jeunes gens à exploiter leur petite voix de conscience, leur voix subtile, plus difficile à écouter. Je leur souhaite de trouver au fin fond de leur conscience des richesses qui ne s'achètent pas.
S'intéresser à ce qui est gratuit, juste au nom de la curiosité et de l'étonnement, pour mieux comprendre et mieux grandir, voici un grand défi ! Ce n'est pas rentable à la bourse de Paris ou de Londres, mais c'est rentable en matière d'investissement : en sagesse !
Nous pouvons donc parler de "points sagesse" si vous voulez.
Des gens vifs d'esprits, bien informés, observateurs, prudents et réservés quant à leurs opinions, curieux des choses vivantes comme des idées, plutôt que des ragots sur les autres, c'est notre souhait.
J'ai envie d'être cela. C'est une poursuite, un chemin. Je n'y arrive jamais. Il y a toujours un travail de rectification.
À quoi peuvent servir les textes du programme ? Les auteurs nous aident à nous mettre à l’épreuve. Leurs discours nous parlent, ils résonnent en nous parce que le texte est le message d'un humain qui s'adresse à un autre humain. Il y a au moins un minimum d'empathie que le lecteur puisse exercer avant de se préoccuper de l'aspect littéraire. C'est cette astuce que je préconise. Je dis toujours aux élèves qu'ils ont tout à fait le droit de ne pas aimer la littérature. Mais se mettre à la place d'un autre que soi-même, c'est toujours une approche possible. Alors il n'y a rien de sorcier : c'est un humain qui s'adresse à un autre humain. Voyez-le comme un ami qui vous laisse une lettre en héritage avant de disparaître. Cette approche peut ouvrir les portes de la compréhension parce qu'on peut capter le sentiment de l'auteur et les questionnements qu'il suscite.
Parfois les figures intellectuelles cherchent à influencer les tendances vers le progrès intellectuel et existentiel.
C'est de près ou de loin une participation à la vie politique d'un pays.
Comment susciter le moindre intéressement quand les élèves n'éprouvent aucun intérêt et éprouvent un blanc total devant tout sujet philosophique?
Je disais que c'est un défi. Un défi intéressant.
Certains élèves dont la feuille serait blanche ont trouvé la solution pour rédiger un devoir que je leur avais demandé : l'assistance robotisée. Ils ont désormais recours au robot "chatGPT". Mais au jour du baccalauréat, c'est la catastrophe qui les attend...
Un exemple concret.
Cette semaine, j'ai lu un devoir écrit dont j'ai reconnu le style Google sinon "Chat GPT". C'était parfait, bien que sans âme, sans personnalisation. Des informations étaient glanées dans divers sites et mises ensemble de la manière la plus cohérente possible, par ordre thématique.
Voici donc le texte issu du robot, en réponse au sujet "Pourquoi la vie existe-t-elle ?" (beau sujet, n'est-ce pas !)
Dans de nombreuses traditions religieuses, l'existence de la vie est souvent attribuée à une entité divine ou à un dessein supérieur. Selon ces croyances, la vie a un but déterminé par une force créatrice ou divine. Du point de vue scientifique, la vie sur Terre est le résultat d'une évolution biologique qui a eu lieu sur des milliards d'années. La vie aurait émergé à partir de processus naturels et de conditions propices à la formation de molécules complexes, évoluant ensuite vers des formes de vie plus avancées. Certains philosophes considèrent la question du sens de la vie comme relevant davantage de la philosophie que de la science. Des philosophies suggèrent que la signification de la vie est quelque chose que chaque individu doit définir par lui-même à travers ses expériences et ses choix. D'un point de vue biologique, la vie existe en raison de la capacité des molécules organiques à se reproduire, à coopérer pour créer des aggrégats ordonnés et cohérents, à évoluer et à s'adapter à leur environnement. La vie est un processus dynamique qui cherche à perpétuer et à diversifier la complexité biologique.
Alors l'élève dit "Je veux faire au mieux pour m'assurer d'un bon résultat."
Je lui réponds :
"Pour atteindre la lune, il vaut mieux viser les étoiles".
D'où ma question "Quel est le plus proche, à ton avis? La lune ou les étoiles?"
"Les étoiles", me répond-il.
Ah... Je lui donne alors ces éléments d'information :
distance de la lune 380 000 km de la Terre
distance de la plus proche étoile de nous, donc le Soleil : 150 000 000 km
distance de la plus proche étoile par rapport au système solaire : Proxima du Centaure 4,24 années lumières
(une année lumière : distance parcourue par la lumière dans le vide pendant une année julienne, soit environ 9 461 milliards de kilomètres, soit encore, en ordre de grandeur, environ 10 billions de kilomètres (10puissance13 kilomètres) )
Mon observation :
Avec les élèves peu inspirés, on aura du mal à obtenir l'élaboration d'un discours argumentatif. L'épreuve du baccalauréat en philosophie demande le développement personnel d'idées argumentées.
Comme élément concret je reprends l'exemple du sujet proposé "pourquoi la vie existe-t-elle?". C'était un exercice de débutant comme je demandais seulement de mettre quelques idées en vrac sur au moins cinq lignes.
Cette première approche sert à les initier à la démarche philosophique. Ils doivent pouvoir proposer des réflexions personnelles sur au moins cinq lignes.
Les plus grands développements se construiront plus tard.
Il n'est pas du tout souhaitable que le chatGPT remplace l'humain dans l'exercice de la pensée.
Que les élèves comprennent ceci :
Le but est d'élaborer des propositions, même si elles restent spéculatives. Car de telles questions sur l'existence supposent des propositions, non pas des certitudes évidentes. Il faut pouvoir capter les idées qui surgissent spontanément en soi.
Nous discutons parfois des biais cognitifs, ces distortions de la pensée qui interprète une chose avec un filtre. Ce sujet peut être intéressant ; il nous fait réfléchir sur nos erreurs, nos jugements faciles, nos opinions relatives.
D'idée en idée, la réponse se structure, avec deux ou trois idées directrices et quelques arguments articulés par chacune. La connaissance des pensées d'autres auteurs va servir à corroborer les propos que vous tenez dans votre dissertation. En dissertant, vous devenez vous-même écrivain.
Je préconise les travaux du philosophe et historien Frédéric Lenoir. Il est passé dans beaucoup d'écoles pour poser des questions sur l'existence, la vie, la mort, à des groupes de jeunes enfants. L'expérience a dévoilé un puits de connaissances intuitives et de réflexions judicieuses chez les enfants. Et ces potentialités sont peu à peu mises aux oubliettes puisqu'il n'y a pas d'espace de réflexion philosophique à l'école française. Puis soudainement, arrive l'année du baccalauréat où il faut réussir la philosophie. On se demande pourquoi...
Enfin, voici un des propos très justes et appréciables de Frédéric Lenoir :
« Si les enfants apprenaient à philosopher, on pourrait changer le monde en une génération »
La quête de compréhension, la curiosité, l'intelligence de l'observation, ce sont des objectifs cités dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture (1)
https://www.education.gouv.fr/le-socle-commun-de-connaissances-de-competences-et-de-culture-12512
(cliquez sur le lien)
Dans la vidéo, Jérôme Grondeux, historien et acteur de l'Education en France, parle très bien de ce qu'est le véritable esprit critique lié à la lucidité et à la curiosité authentique dont dépendra l'intelligence. J'ajouterais que "aimer la vie, c'est être intéressé par elle et sa largesse, passionnément, sans jamais se fatiguer". C'est ainsi que l'on ne cesse d'être curieux, alors ami de la vie.
Mais pour cela, il faut casser ses propres préjugés un peu trop faciles, rigides et prétentieux car les opinions sont souvent des copies conformes à une doxa. C'est une attitude qui vient donc remplacer le chemin de compréhension et de connaissance.
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Notes
(1) Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture :
https://www.education.gouv.fr/le-socle-commun-de-connaissances-de-competences-et-de-culture-12512
Merci pour ce partage.
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